5. Le quartier de la noblesse

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Le marquis de la Volière et le comte du Clocher vivent dans le lotissement des Lilas, composé de maisons « en bande ». Après avoir examiné les lieux, nous pouvons affirmer que chacune ressemble à sa voisine.  La surface habitable de chacune approche les 90 mètres carrés, ce qui est peu. Mais c’est ainsi. Les siècles ont passé, la République a vaincu, le nombre d’habitants a augmenté et la superficie des logements de la noblesse a diminué. Désormais, les affaires publiques sont aux mains du peuple ou de leurs représentants élus.

Nous nous trouvons donc en présence d’une sorte de carambolage de l’Histoire entre une époque présumée moderne et deux familles qui n’auraient jamais dû la vivre ni survivre. Surtout en cet endroit. En effet, comme toutes les fins de race, le marquis de la Volière et le comte du Clocher sont contraints de s’employer ainsi que les manants qui vendent leur force de travail contre un salaire aléatoire. Néanmoins, nous verrons que les deux chefs de ménage ne se résolvent pas à cette insupportable extrémité.

Le marquis, le comte et leurs familles respectives viennent d’emménager dans deux maisons accolées. Après avoir connu les appartements de HLM, c’est un petit progrès. Certes, on peut sortir à l’air libre dans un jardinet de 100 mètres carrés environ, mais lorsqu’ils pensent aux domaines de leurs ancêtres, l’exiguïté de leurs habitats suscite de l’amertume dans les deux foyers.

La marquise Yolande de la Volière est une forte femme qui n’entend pas se laisser abattre par la déchéance qui frappe le blason de la famille. C’est une laborieuse dont nous pouvons observer la silhouette avantageuse alors qu’elle étend son linge devant la porte-fenêtre de son salon, en levant haut ses bras courtauds.

Elle est secrétaire dans une entreprise de transport. Pour autant, elle ne professe pas d’opinion républicaine. Pour tout dire, nous savons qu’elle ne manque aucune occasion de rappeler à son époux l’anecdote dont il ne veut pas se souvenir, mais que nous relatons ici. Elle concerne la duchesse de la Potinière, ancêtre de Yolande. Cette aïeule a échappé à la guillotine en se déguisant en paysanne. Sans cet artifice, la vie du couple au sein d’un lotissement du XXIe siècle serait tout autre. En fait, elle n’existerait pas.

Les de Volière n’ont pas d’enfant, l’époux vit sur le salaire de Yolande car le marquis Enguerrand de Volière a toujours refusé de travailler.

Ce dernier va atteindre 50 ans. Il est grand et maigrichon, un peu voûté, mais il se faire un devoir de marcher le front haut pour faire remarquer la noblesse de son attitude (ce qui lui donne une silhouette drôle comme un S). Il consacre ses journées à étudier la généalogie de sa famille et à rédiger une biographie de son aïeul Aymeric de la Volière qui se distingua pendant la bataille de Rocroi (en 1646) sous le commandement de monsieur le duc d’Enghien.

Voyons ce qui se passe de l’autre côté de la haie.

Le comte du Clocher a 60 ans. Vis-à-vis de l’administration républicaine qui lui cherche chicane de manière tout à fait impertinente, il maintient qu’il est retraité. Le comte n’ayant jamais pu fournir un certificat d’employeur, le sujet fait débat entre l’intéressé et les services concernés, depuis plusieurs années.  Contrairement à son voisin, le comte arbore une obésité ventripotente qui lui confère une démarche hésitante. Sa figure adipeuse et boutonneuse est rarement souriante. Ses revers de fortune sont la cause de son tempérament atrabilaire et sa mauvaise alimentation est à l’origine de ses problèmes dentaires et de son teint verdâtre.

La comtesse Philippine du Clocher a donné le jour au jeune vicomte Jonathan, dont nous ne parlerons pas tout de suite parce que ce n’est pas encore le sujet. Des rumeurs, voire des quolibets ont couru à propos de la naissance de Jonathan. Il semble qu’à une certaine époque, un homme descendant d’un palefrenier de la famille du Clocher se soit montré empressé auprès de la comtesse. Nous n’ajouterons pas foi à cette hypothèse, mais enfin tout de même…

Le marquis et le comte ont fait connaissance par-dessus la haie qui sépare leurs « domaines ». Chacun refuse le terme d’accédant à la propriété qu’ils jugent offensant. Ils n’ont que mépris pour l’énormité du crédit immobilier qui pèse sur leurs maigres ressources. Ils ne cessent de pester contre l’insolence de leurs financiers respectifs qui restent attentifs à la perception de leurs mensualités.

La première préoccupation des deux personnages est de comparer le nombre de leurs quartiers de noblesse. À ce jeu, le comte l’emporte de peu. Depuis que ce constat a été établi et validé par des spécialistes, le visage du comte a évolué. Sa carnation aux reflets émeraude est désormais parcourue d’éclats bleuâtres. Le comte souffre paradoxalement d’un léger embarras. Alors qu’il est certain que sa famille est de plus haute lignée que celle de son voisin, il se pose une question ardue.

Compte tenu de la supériorité manifeste de son arbre nobiliaire, est-il autorisé à entretenir des conversations avec le marquis ? N’y a-t-il pas là le risque de déconsidérer ses armoiries ?

La comtesse se récrie contre ces hésitations. Elle n’a pas l’intention de s’embarrasser de problèmes de préséance.

  • Jocelyn ! Il faut vivre avec votre temps.

Mais voici qu’un incident de frontière va survenir. Le jour anniversaire de ses 18 ans, le jeune vicomte Jonathan a invité des amis à fêter cet évènement. Il y a là fille de la duchesse Bellecour, une nièce du Roi de Plinésie (une parente très éloignée, mais très belle quand même), Raoul de la Malignité, Pierre-Imbert (un copain du fils de l’évêque, personne ne sait lequel) et surtout Gisemonde de la Pétaudière.

Là, il nous faut dire que le comportement (qu’on pourrait supposer vertueux) de la belle Gisemonde est très défavorablement commenté dans le milieu de la noblesse résistante.

Nous voici donc le jour de la fête du jeune Jonathan. Le comte, bon prince (c’est le cas de le dire) a consacré ses derniers deniers à faire venir des extras pour s’occuper du service. On converse, on parle haut, les femmes se tordent de rire. Un quatuor en habit grand siècle attaque un menuet, puis enchaîne sur une gavotte et une gaillarde que nous ne qualifierons pas d’endiablée puisque c’est une danse tout juste tolérée par l’Église.

Le crépuscule, puis la nuit s’avancent. La comtesse Philippine du Clocher a prévu de jolies guirlandes de lumières pour que les festivités puissent se prolonger.

Vers 23 heures, le voisinage s’indigne : on ne s’entend plus dormir. Le marquis de la Volière se fâche. La vérité historique nous oblige à dire qu’il sort, mentalement épuisé, d’une longue journée d’étude sur la bataille de Fribourg (1644) où son ancêtre montra sa bravoure. En tenue de nuit, hallebarde à la main, il s’apprête à interpeller par-dessus la haie les jeunes gens et jeunes filles qui s’agitent dans le jardinet du comte.

C’est alors que les beaux yeux verts de Gisemonde terrassent le marquis qui, du coup, reste bouche bée lorsque la magnifique jeune fille s’approche de lui :

  • Qu’est-ce qu’il nous veut ce petit fripounet de marquis ?

À ce stade, pour bien comprendre la suite de l’intrigue, il nous faut avouer que Yolande (la femme du marquis) très marquée physiquement par ses journées de salariée utilisait souvent des boules insonorisantes pour se garantir un sommeil réparateur.

Revenons au marquis, tétanisé par l’allure gracieuse de la belle Gisemonde de la Pétaudière. Le marquis qui avait passé une vieille rapière à sa taille rengaine son courroux. Il décide de transformer la rencontre en un heureux hasard. Connaissant le nom célèbre du père de Gisemonde, il s’aventure à dire que ses recherches lui ont permis de découvrir une gravure représentant un ancêtre de Gisemonde, Babylas de la Pétaudière. Ce dernier se montra d’une grande intrépidité lors de la prise de Maubeuge en 1636. La jeune fille, très intéressée et sans méfiance, suit Enguerrand de la Volière dans son salon.

Ce qui se passe dans la maison du marquis relève de la vie privée des deux personnages. Toujours est-il que, le lendemain matin, dès l’aube, le comte du Clocher lance ses troupes, composées de lui-même et du comte Clarimard de la Pétaudière (père de la belle Gisemonde) à l’attaque du domaine du marquis. Yolande qui prépare le déjeuner du marquis est rapidement débordée par les assaillants. Ces derniers se présentent dans la chambre du marquis qui, éveillé en sursaut, s’est emparé de sa hallebarde. Les sommations sont de courte durée :

  • Monsieur, vous avez déshonoré ma fille, s’écrie Clarimard de la Pétaudière.
  • Monsieur, elle était déjà bien déshonorée, réplique le marquis.

Le comte du Clocher renchérit :

  • Monsieur, je me sens déshonoré également puisque Gisemonde était mon invitée.

Et séance tenante la bataille s’engage. Le marquis réussit de très jolies parades évitant des coups de la batte de base-ball, dont s’est muni le comte de la Pétaudière. Il esquive aussi les grandes envolées du comte du Clocher qui s’est emparé de la raquette de tennis de Philippine. Il réplique à l’aide de très belles claques administrées par ses oreillers dont les plumes se dispersent dans toute la pièce.

Bientôt, une nouvelle armée envahit le champ de bataille : les agents de la police du quartier, alertés par Yolande et Philippine.

Lorsque les trois guerriers se retrouvent fortement commotionnés devant le commissaire Balandar, ils protestent en soutenant un argument imparable : compte tenu de leur rang, ils doivent être jugés par la justice royale. Ils ajoutent qu’ils ne sont pour rien dans le fait que la royauté se soit effondrée depuis plusieurs siècles.

À la sortie de l’hôtel de police, les trois nobles reçoivent une ovation des bandes de loubards du quartier. Leur chef, le jeune Borniclon, crâne rasé, tatouages multicolores, s’approche d’eux et les félicite longuement au motif que même eux, les Terreurs et les Abominables, n’ont jamais réussi à flanquer un bordel pareil dans les environs.