4. Une invitation stressante

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Ce soir, André Mollard rentre le premier chez lui. Il a besoin de se détendre avant d’annoncer la mauvaise nouvelle à sa femme Josiane qui va sûrement en faire un drame. Le problème qui le préoccupe, il le sentait survenir depuis plusieurs semaines. Tous les cadres du service y ont eu droit, il n’y avait pas de raison qu’il y coupe.

Il a quitté sa veste, dénoué sa cravate, s’est versé un verre de Bourgogne. Le Pommard 2017, qu’il avait réservé pour les coups durs. C’est le soir de l’ouvrir.

Ça y est ! Déjà ! La voilà ! La clé tourne dans la porte d’entrée. Josiane apparait en parka. Pour un début de printemps, il fait encore frais dès que le crépuscule tombe. Elle montre sa mine sévère et son regard noir de chef de chantier. Ses cheveux roux sont tirés en queue de cheval, dans laquelle André aimait enfouir ses doigts. C’était il y a longtemps. Il se dit qu’il ne faudrait jamais abandonner les gestes affectueux, mais ce n’est pas ce soir que…

Elle ne peut pas ignorer l’air renfrogné d’André Mollard qui s’est vautré sur le divan familial en accentuant son air éploré pour préparer l’ambiance :

– C’est la cata, Josiane !

–  Qu’est-ce qui t’arrive encore ! Ne me dis pas que ta mère vient diner, je ne suis pas d’humeur !

– C’est pire ! Les Vallon nous invitent, samedi soir.

– Vallon, ton patron ? C’est ça ta catastrophe ?

Visiblement Josiane – contrairement à son époux – ne mesure pas l’étendue du désastre. André est obligé de détailler :

-Tu ne comprends pas, Josiane. Il me teste. Tous les mecs du service y sont passés. Il va falloir que j’apprenne les règles de savoir-vivre. Quelle cuiller pour le potage ? Quel couteau pour le dessert ? Ce genre de choses….

– Et alors ?

– En plus, il va falloir trouver des sujets de conversation.!!

Pour lui, c’est le comble ! En société, André Mollard ne sait jamais quoi dire. Il a l’impression de ne rien avoir d’intéressant à raconter. Pour des gens normaux, inviter André Mollard c’est pourrir une soirée, et les patrons se veulent des gens normaux.

Josiane va et vient dans l’appartement en écoutant d’une oreille distraite ce que dit son époux, ce qui a pour effet d’exaspérer ce dernier. André Mollard remarque avec une certaine amertume que sa femme ne prend pas part à ses sujets de préoccupation. La tension grimpe d’un cran.

– Mais enfin, André ! Tout ça n’est pas grave ! On parlera du temps, de santé, des enfants… enfin des banalités habituelles.

C’est sûr, Josiane ne comprend pas !

– Tu ne comprends donc pas ce que ça veut dire !!! Tiens-toi bien : le pire du pire, c’est qu’on va devoir leur rendre leur invitation !!!

–  Et alors ?

– Comment ça : et alors !!! Mais…mais… il va falloir faire des tas de chichis… Je ne sais même pas lesquels !

Dans la tête d’André Mollard, un scénario catastrophe se dessine : une erreur dans les couverts à salade et hop ! C’est sa carrière qui s’envole. Si le vin est bouchonné, le spectre de Pôle Emploi se dessine sous ses yeux ! Voyons, voyons que faut-il éviter déjà ? Ah oui ! Ne pas poser ses coudes sur la table : sa mère le lui avait dit ! Ne pas saucer son assiette avec du pain !  Ne pas se resservir en fromage ! Quel ennui ! André Mollard n’en revient : comment peut-on avoir inventé autant de difficultés alors que le seul objectif est de se faire plaisir ? On voit bien que les auteurs de guides de bonnes manières n’ont jamais eu à leurs tables Vallon, le leader du marché de la salade en sachet.

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La soirée chez André et Josiane a été éreintante de platitude. André est persuadé qu’il n’a pas encore touché le fond. Le match retour chez son patron va ressembler au naufrage du Titanic, en plus violent.

Le samedi venu, André est vert ou bleu selon les heures. Comme tous les lâches dans ce genre de circonstances, il envisage d’être malade. Malchance : la veille, son patron l’a surpris en pleine forme en train de rigoler comme un imbécile avec les secrétaires, au milieu de la cafétéria. S’il s’étonnait d’un accès de fièvre diplomatique, ce serait pire que le chômage. André serait grillé dans toutes les boîtes de la région.

Le rendez-vous est à 20 heures, chez monsieur et madame Vallon. André est tellement paniqué qu’il a étudié le parcours depuis deux jours. Il fait si bien que sa 308 se gare au bas de l’immeuble directorial à 19 heures 30. Un premier incident se déclenche dans la voiture familiale :

– Je t’avais bien dit qu’on partait trop tôt, André !

– Je sais, je sais … Tu as toujours raison…

– Et le quart d’heure de politesse ?

– Le quoi ?

– Le quart d’heure de politesse, André. Quand on est invité quelque part, il est courtois d’arriver quinze minutes après l’heure indiquée !

– T’es sûre ?

– Tu tiens à passer pour un sauvage affamé ?

Josiane se carre dans son fauteuil, non sans avoir remarqué amèrement qu’il va falloir attendre trois quarts d’heures, que le bouquet de fleurs qu’ils ont acheté va arriver en piteux état, et que sa robe de cérémonie sera sûrement toute chiffonnée. André se pince le nez, se gratte la tête, se tord les doigts, rajuste sa cravate. Il ne sait plus quoi tripoter pour assouvir sa nervosité. En plus, il a l’impression de transpirer. Si ! Si ! Il transpire ! Le risque, c’est qu’une auréole humide sur le tissu de sa chemise bleue se dessine au niveau de ses pectoraux !

Il ne peut même pas se calmer en sortant dans la rue pour marcher. Les Vallon pourraient l’apercevoir par la fenêtre et se demander ce qu’il fabrique. A l’intérieur de la voiture, l’ambiance monte. Josiane tente de retenir les remarques acides que lui inspire la couardise d’André. Lui, marmonne des mots inaudibles en postillonnant un peu.

Soudain, il s’excite. Il sort de sa poche deux enveloppes blanches et les jette à la figure de sa femme :

-Josiane ! L’une contient ma démission de mon job, l’autre une demande de divorce.

Puis, il sort de sa voiture en faisant claquer sa portière et s’étend calmement au milieu de la rue, bras en croix. Josiane inquiète s’approche. Le visage d’André est livide, ses yeux s’affolent, la bave coule de ses lèvres :

– Libre, Josiane, je veux être libre !

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Dans le camion-ambulance du Samu, l’infirmier de service rassure Josiane :

– Ne vous inquiétez pas, madame. C’est le quatorzième de la semaine ! Ils veulent tous leur liberté !

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Auteur : Philippe Laperrouse