1. Maxou, le crabe

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Il s’en passe de drôle sur la côte à marée basse.

Le crabe Maxou vient de déclarer son amour à la crabette Gisèle.

Jusque-là, nous avons-nous n’avons rien à dire : la situation est classique.

Maxou a cru spirituel d’ajouter à l’objet de son affection qu’il en pinçait pour elle. En réponse, Gisèle a émis un son strident que les scientifiques les plus pointus (que nous avons consultés) qualifient de « rire de crabe ». Avec un sens aigu des réalités, elle fait remarquer à Maxou qu’un crabe n’a pas de sentiments et est, plus précisément, incapable d’élan amoureux. A leur niveau d’animalité, aimer est un projet bien trop compliqué pour un crabe qui convoite une crabette. Remarquons que cette dernière fait preuve d’un bon sens de crustacé qui semble échapper à son soupirant.

La belle affirme que seul compte entre eux l’instinct de copulation dont – ajoute-t-elle malicieusement – la satisfaction nécessite une forme physique impressionnante.

– Si vous voulez me sauter dessus, il faut commencer par casser la figure à mes autres galants, souligne la crabette.

A cette réponse, il est difficile de déceler les réactions de Maxou, mais tout porte à croire qu’il se sent traversé d’une onde d’amertume. Certes, il ne répugne pas à la castagne, mais il sait qu’il a trop d’embonpoint pour sortir vainqueur d’une escarmouche entre prétendants.

– Vous me faites marcher, dit-il.

Sa réplique révèle un sens de l’humour qui nous a un peu échappé… mais poursuivons. La belle, un peu décontenancée par la déclaration du crabe, tente de prendre un air détaché en usant d’une pirouette :

– Oui, je vous fais marcher. En crabe, bien entendu. Ha ! Ha ! Excusez-moi, c’est une plaisanterie.

A dire vrai, comme toutes les femmes qui se savent courtisées quoiqu’il arrive et qui sont en position d’avoir le choix de leur partenaire, elle n’entend pas céder à l’insistance du premier venu. Surtout lorsqu’il s’appelle Maxou. Nous ne pouvons la blâmer. Quand on est la plus forte, il faut un niveau de générosité inconnu chez les crabettes pour ne pas en profiter.

Il faut dire que ce pauvre Maxou, mal dans sa carapace, a été dédaigné par toute la population féminine de la plage. Il ne compte plus les « râteaux » qui ont couronné ses rencontres sentimentales. La plupart des crabettes qu’il a sollicitées l’ont trouvé plutôt pathétique dans sa recherche de l’amour et un même peu « relou ». Ne nous apitoyons pas sur ce tableau, ça n’arrangera pas le futur amoureux de notre ami.

Devant les réponses sarcastiques et l’air indifférent de la crabette, Maxou devrait avoir la dignité de cesser son discours empressé, mais il commet l’erreur fondamentale de plaider sa cause, alors que – tous les êtres masculins de la planète le savent – seul le feeling séduit une femme. Et le feeling, on le dégage ou on ne le dégage pas. Nous pouvons donc nous attendre au pire… qui ne manque pas de survenir. En effet, Maxou aggrave son cas :

– Vous n’avez pas vu la longueur extraordinaire de mes pinces. Quand je dis que j’en pince pour vous, ce n’est pas une image !

Gisèle (c’est le nom de la crabette) qui commence à en avoir plein ses nombreuses pattes se montre ironique :

– C’est bien les hommes, ça. Tout ce qui vous intéresse, c’est le physique. Le vôtre par comparaison avec celui des autres !

Très affecté par l’échec de sa démarche, le pauvre crabe Maxou s’enferre au lieu de suivre notre conseil. Pour lui, il est impossible que la crabette se prononce sur sa démarche sans connaître l’intégralité de ses qualités.

– Vous ne l’avez peut-être pas remarqué, mais je suis un crabe extraordinaire. On m’appelle le crabe violoniste. Quand je suis dans tous mes états, je fais entendre une musique lancinante.

En persévérant maladroitement, Maxou va provoquer ce que redoutent tous les soupirants qui se voient écartés par le sujet de leur convoitise : une attitude compassionnelle de l’être aimé. Nous l’avions prédit !

– Mon pauvre ami, je ne suis pas très intéressée. J’en ai vu d’autres. J’ai été trois mois avec le crabe nageur, par exemple, médaillé aux jeux olympiques de natation.

Le crabe nageur ! L’espèce de bellâtre qui a fait chavirer toutes les crabettes de la plage ! Quelle déception pour Maxou qui n’aurait jamais cru Gisèle capable de se laisser subjuguer par ce monstre aux dimensions disproportionnées.

En dépit du revers qui se profile, le crabe tente une manœuvre désespérée : poser le dialogue sur un terrain où il se sent plus fort que tous les crabes nageurs du monde maritime :

– Gisèle ! Sous une carapace d’apparence rude, moi j’ai un cœur !

En guise de réponse, la crabette adopte une attitude pincée.

– Ah oui ? Prouvez-le !

C’est la première erreur de Gisèle. Contrairement à toutes nos prévisions, nous arrivons à ce qui pourrait être un retournement inattendu.

Elle vient d’ouvrir la porte à un minuscule espoir. Dans le brouillard de sa déconfiture annoncée, Maxou entrevoit une lueur. L’argument décisif qu’il n’aurait jamais pensé utiliser serait-il nutritionnel ?

– Voilà, je vous ai apporté un vermisseau qui vient directement de la boue et de la vase de la plage. J’ai pataugé pendant des heures à marée basse pour vous l’apporter !

La crabette perd de sa superbe. C’est vrai qu’ils sont peu nombreux les galants qui ont pensé au côté alimentaire de leurs relations. Il lui faut reconnaître que Maxou vient de marquer un point important. Un vague sourire traverse son regard enamouré. Nous lui conseillons de ne pas aller trop vite en besogne : ce n’est pas gagné. La belle concède un peu de terrain :

– Votre cote remonte un peu. C’est toujours mieux que le crabe dormeur qui ne fichait rien de la journée.

Maxou se sent mieux : Gisèle vient de le préférer à l’un de ses amoureux. En l’occurrence, ce n’est que le crabe dormeur, mais enfin… tout de même. Il lui faut exploiter cette ouverture. Rire de l’un des prétendants malheureux de Gisèle pourrait le mettre en bonne position. Pourvu qu’il ne sombre pas dans l’arrogance crabière ! Une remarque décontractée fera l’affaire.

– Qu’est-ce qu’il devient, ce bon vieux crabe dormeur ?

Gisèle sent le piège. Il faut qu’elle reprenne son attitude sarcastique d’urgence :

– Il en a soupé. Ha ! Ha ! C’est encore une astuce pour dire qu’il a terminé sa carrière en soupe de crabe.

Maxou replonge dans son spleen. Cette fois, c’est fini. Il a utilisé toutes ses cartouches. Il est décidemment dans le camp des loosers professionnels. Il tente un dernier mot dérisoire pour faire part de son spleen.

– Vous êtes irrésistible pour une crabette !

C’est à ce moment précis que l’histoire de Gisèle et Maxou qui n’a jamais commencé se termine, puisqu’ils se retrouvent en compagnie de leurs camarades dans le seau de Gilbert, un vieux marin doté d’une bouffarde au bec,  connu et respecté sur toute la côte pour son expérience et son habileté dans la pêche à pied.