7.La fête de pépé Marcel

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1er juillet 2030.

Comme chaque année, Pépé Marcel devient particulièrement maussade. Il ne parle plus, lisse sa moustache d’un index appliqué, maugrée et court se réfugier dans le jardin pour bichonner ses plants de tomates, après avoir vissé sa casquette de joueur de base-ball sur son crâne chenu.

De ses quarante-deux ans d’atelier, il a conservé une silhouette sèche et vigoureuse, des articulations noueuses et parfois un peu douloureuses et surtout la certitude que tout allait nettement mieux « de son temps »

C’est un bon citoyen, pépé Marcel. Un peu bourru, mais un bon citoyen tout de même. Il a obtenu sa retraite à soixante-sept ans. De haute lutte, comme il aime à le répéter. À l’arraché ajoute-t-il. Il me dit souvent qu’il faudra que je me batte pour avoir le droit au repos avant mes soixante-quinze ans parce qu’au train où ça va…

Pépé Marcel vit de ses obsessions. Il s’est mis en tête d’incarner l’Histoire avec un H. Je dois comprendre que nous avons tous un devoir de mémoire. Il dépose une poignée de roses, le 22 mars devant la photo des évènements de mai 68 qu’il a pieusement affichée dans sa chambre. Chaque 18 juin, il respecte une minute de silence, droit dans ses charentaises, en mémoire de l’appel gaullien de 1940. Le 12 septembre, il honore scrupuleusement d’un instant de recueillement la mémoire de Georges, son chat siamois préféré, trop tôt disparu dans sa dix-huitième année.

Je viens de passer mon bac. C’est le seul évènement qui soit susceptible de lui arracher un demi-sourire de son menton émacié et une lueur de malice à ses yeux fatigués. Pépé Marcel estime que le diplôme étant gracieusement offert à quatre-vingt-quinze pour cent d’une classe d’âge, il n’a aucun rapport avec la peau d’âne qu’il a chèrement conquise, voilà une soixantaine d’années. Pour lui, j’ai sacrifié mon temps à une formalité comparable à la délivrance d’un passeport. À moins d’être fiché comme l’escroc du siècle, ne pas décrocher son bac relève de l’erreur administrative ou d’un léger moment d’inadvertance.

9 Juillet 2030.

Pépé Marcel vient de murmurer un mystérieux :

—Ce ne sera pas encore pour cette année !

Puis il s’est plongé dans un examen attentif de ses groseilliers dont la production lui paraît malingre. Pour le déjeuner, il apportera fièrement quelques radis fraîchement cueillis dans son potager. Immangeables, sauf pour lui.

Cet après-midi, il ira faire ses courses au village à pied. C’est un des derniers habitants de sa tranche d’âge à refuser de monter dans une voiture sans chauffeur, préprogrammée par des informaticiens de haut vol et gracieusement mise à la disposition des personnes âgées par la municipalité. Il prétend que prendre place dans une auto sans conducteur, c’est aussi tentant que de grimper dans un avion sans pilote.

Ce soir, on sent bien qu’il est encore préoccupé, pépé Marcel. En écoutant distraitement son journal télévisé, il marmonne :

—Ils vont encore louper le coche, cette année !

Voici venir le 14 juillet.

C’est un jour de fête pour tout le monde. Sauf pour pépé Marcel. Il a des opinions royalistes, enfin c’est ce qu’il dit ! Il pense que sous l’ancien régime, les élections n’existaient pas, les promesses électorales non plus, et les promesses non honorées encore moins. Pour lui, c’était beaucoup mieux comme ça.

S’il ne tenait qu’à lui, il irait bien déposer une gerbe cueillie dans son jardin quelque part, n’importe où, en mémoire du soldat inconnu tombé sous les coups des insurgés du 14 juillet 1789.

Cette année, il ne parle pas politique, Marcel. Il a un autre souci en tête.

—Il faudrait qu’ils se remuent !

Le soir venu, il participe tout de même aux festivités, à sa manière, en me glissant un billet de dix euros « pour aller faire un tour de manège ». Je m’abstiens de lui faire remarquer qu’à dix-sept ans, j’envisage désormais d’autres moyens de me distraire. Le 14 juillet, il doit offrir un tour de manège à son petit-fils, c’est comme ça depuis quinze ans. C’est inscrit ! Il n’y a pas de raison de changer !

20 juillet 1930

Je reviens de quelques jours de congés à Ibiza. Pépé Marcel fulmine. J’aurais pu me contenter de partir en vacances sur la plage municipale de Grau-du-Roi comme tout le monde ! En 14 et en 40, son grand-père et son père ont défendu la patrie, l’arme au poing. Et voilà que, dès qu’ils ont trois jours de liberté, les jeunes fichent le camp à l’étranger ! De son temps, le passage a l’ennemi, ça s’appelait une trahison !

Il ronchonne une nouvelle fois et va partager ses réflexions avec ses salades en ne pouvant éviter de leur faire part de son anxiété :

—Pourvu qu’il tienne !

Dimanche 21 juillet.

En cette fin d’après-midi, je reviens de promenade. Au pied de la maison familiale aux murs tapissés d’un lierre filandreux, j’aperçois l’ambulance vermillon des pompiers. J’accours avec inquiétude et j’arrive au moment où ils enfournent dans leur engin pépé Marcel sur un brancard. Mon anxiété s’accroît quand j’entends clairement pépé Marcel hurler à tue-tête « Vive le Roi ! » juste avant qu’un secouriste attentionné n’étouffe ses opinions en lui collant un masque à oxygène sur le visage.

En partant, un infirmier me réconforte :

—Ne vous faites pas de souci ! Ce n’est pas grave ! Mais il aurait tout de même dû éviter de défiler tout nu dans le village avec une bouteille de champagne sous le bras ! Tout ça parce que Roussignol a rapporté le maillot jaune à Paris.

Il est vrai que ça faisait plus de cinquante ans qu’un Français n’avait pas gagné le Tour de France.

Philippe Laperrouse