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La dernière soirée
Il est quatre heures du matin. Dans le fond du restaurant, les tables ont été poussées. Des guirlandes gisent à terre en morceaux ou pendouillent lamentablement. Des bouteilles renversées déversent leurs derniers filets d’alcool. Le matériel du DJ est resté là. Son propriétaire ronfle bruyamment sur une banquette. Gérard, Max, Jules chahutent aux toilettes en poussant des cris avinés.
C’est l’heure où l’on a abandonné toute tenue digne de ce nom. Les strip-teaseuses se sont barrées. Les mecs sont dépoitraillés, les cravates servent de serre-tête. Dans cet espace, tous les êtres humains empestent l’alcool.
Dans un coin, sous le dernier néon en action, Jérôme s’est retiré. Il regarde dans le vide où il n’y a rien à voir. Après la folie de la soirée, un poids terrible lui est tombé sur l’estomac, accompagné d’un coup de massue sur la tête. Dans ce genre de circonstance, on ne sait plus vraiment où l’on a mal. Il ne sait même plus s’il a mal.
Dans dix heures, il faudra qu’il retrouve une forme humaine. Comme c’est la première fois qu’il se trouve dans cet état comateux, il n’a aucune idée sur la manière de s’en sortir. Même les relents du gin qui ont inondé sa chemise ne lui inspirent rien. Si… du dégoût. Il sent qu’il va sûrement vomir, ce qui n’est pas fait pour arranger ses affaires et son allure.
Bien calé contre deux coussins, il commence à somnoler.
Cette soirée, Jérôme la voulut. Les autres se sont empressés de l’organiser en se marrant comme des gamins en vadrouille. Ils ont dit qu’une bombe comme celle qu’ils ont fomentée, ça restera dans les annales.
Martin, le copain de toujours, s’approche. Il a compris. Il pose la main sur l’épaule de Jérôme :
– Jérôme ! Donna est une femme charmante, je suis sûr que vous serez très heureux en couple.
L’intéressé n’a pas entendu. En guise de réponse, il marmonne quelque chose d’incompréhensible.
Ce n’est pas tellement le mariage qui lui fait peur, mais les quarante ou cinquante années qui suivent. La cruauté du temps qui passe, les corps qui se rident ou qui s’affaissent, les mots qui s’espacent, les mesquineries, les blessures.
Et tout ce qu’il a trouvé à faire comme un idiot, c’est d’enterrer sa vie de garçon. En quelque sorte, il s’est interdit à jamais de s’amuser avec les autres.
C’est Patrick, son grand-père paternel qui avait raison avec sa théorie du pourtour. Il disait que lorsqu’on fait quelque chose, l’important ce n’est pas ce quelque chose, mais ce qu’il y a autour du quelque chose.
C’est vrai qu’à l’école ou au collège, c’est dans les cours de récré qu’il a appris à se battre comme un chiffonnier. C’est sur le trottoir, en attendant l’heure d’entrer en classe qu’il a appris à draguer. Bref, il a rencontré la vie partout sauf en classe.
A travers la brume qui lui enserre le cerveau, Jérôme perçoit un bruit répugnant. Jules vient de vomir sur le DJ qui se réveille en sursaut et qui va sûrement exiger qu’on lui paie le pressing.
La théorie du pourtour se vérifie aussi au boulot. Les infos importantes, on ne les apprend pas en réunions de service et encore moins dans les notes de la direction. Ce qui compte, c’est ce qui se dit devant la machine à café ou dans l’ascenseur.
La théorie du pourtour fonctionne-t-elle pour le mariage ? C’est peut-être le rôle historique des maîtresses : offrir un espace de respiration au futur époux. Comment peut-il envisager déjà de tromper sa femme ? Eux deux, c’est pour l’éternité, il en est sûr. Enfin… il croit.
La main ferme de Martin le secoue comme un prunier :
- – Réveille-toi, Jérôme ! Donna va t’attendre !
Ses paupières ont décidé de ne pas se décoller. Le reste de sa tête pèse une tonne, elle n’envisage pas de bouger non plus. Le corps existe, mais il ne se manifeste pas. Et puis, un frisson le parcours : c’est la vie qui revient. Il perçoit le visage de Martin. Pourquoi le visage de Martin est-il flou ? Il est malade ?
Il n’est pas encore conscient. Son ami juge bon de l’encourager :
- – Il faut y aller, Jérôme. Tu as beaucoup de chance : Donna est une fille belle et brillante. Vous allez former un couple magnifique.
Qu’est-ce qu’il dit, Martin ? Pourquoi parle-t-il ? Il ne comprend rien.
C’est à ce moment qu’une pensée lui vrille le cœur.
- – SOPHIE !
Le cri est sorti tout seul comme poussé par le Jérôme d’autrefois, quand il hélait Sophie qui chahutait au milieu de sa bande de copines. Il pense qu’on devrait supprimer l’Australie, ça éviterait à toutes les filles qu’on aime de se barrer chez les kangourous en espérant se procurer des frissons exotiques.
Il grommelle encore quelque chose, mais cette fois Martin a compris :
- – Non, mon vieux, ta femme c’est Donna !
–