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Charlotte a 53 ans. Pourquoi dit-on « avoir » tel âge ? On ne possède pas son âge, on le subit, surtout celui de Charlotte.
Malgré une intervention en hauts lieux, l’administration n’a pas voulu changer sa date de naissance sur sa carte d’identité. Il a fallu faire avec… Grâce à des subterfuges dignes des plus grands maquilleurs théâtraux, elle tente d’afficher dix années de moins. C’est un artifice banalement féminin… Passons. D’après les sourires masculins qui accompagnent son passage, elle juge malgré tout que son pari est gagné.
Elle vient de s’asseoir au club-house du Tennis de la Vallée. Quelques groupes de filles et de garçons en tenues blanches et décontractées s’y montrent parce qu’il faut s’y montrer.
Posons rapidement le cadre. Dehors, le soleil du printemps naissant est généreux. Quelques vrais tennismen s’escriment sur les courts en ahanant. Parfois, une exclamation transperce l’air. Nous pouvons en déduire qu’un point précieux a été marqué ou alors qu’un joueur conteste la validité d’un rebond.
Chacun le sait, Charlotte n’a jamais touché une raquette de tennis, ce qui n’a aucun impact sur la légitimité de sa présence, puisque le club appartient à Gérard, son troisième époux.
Cet après-midi, elle a choisi un blazer pied-de-poule, passé sur un petit haut blanc et un pantalon en cuir noir. C’est ce qu’elle a trouvé de plus simple pour voir son amie qui est dans le besoin. Car, selon un bruit affligeant qui court avec insistance, les activités de Georges, le mari d’Alexandra, dépérissent dangereusement. Ce nigaud n’a pas anticipé les effets collatéraux du Brexit ! Ne nous gaussons pas trop vite de ce pauvre homme d’affaires, l’avenir de la Grande-Bretagne est très incertain. Ne deviendra-t-elle pas une concurrente commerciale agressive ?
Pour Charlotte, il s’agit d’un cas de conscience, car elle en a une. En d’autres temps, elle aurait pu considérer qu’elle n’a aucun intérêt à maintenir des liens avec une « amie » dont le niveau de vie baisse dangereusement. Mais, l’abbé Goulin qui l’entend en confession chaque semaine n’apprécierait pas une telle attitude. De plus, un vieux fond scrupuleux l’assaille douloureusement. Il ne faudrait pas qu’elle en arrive à se culpabiliser de son manque de grandeur et de générosité. Charlotte supporte assez bien d’être riche, mais pas d’en ressentir quelque embarras. Conclusion, elle doit voir Alexandra.
La semaine dernière, Alexandra lui a téléphoné pour lui demander l’adresse de son esthéticienne puisque Valentine, qui se chargeait de soigner son apparence venait de fermer sa boutique. Certes, ça n’a étonné personne quand on connaît ses tarifs, mais quand même… Quel ennui !
Charlotte a cru déceler comme une gêne dans la voix d’Alexandra. Devant le désarroi de son amie, une impulsion l’a saisie et poussée à lui fixer un rendez-vous pour faire le point. Alexandra n’a pas compris de quel point il s’agissait, mais elle a pensé courtois d’accepter une rencontre avec sa vieille copine. Nous aussi et nous allons pouvoir en narrer les péripéties.
Pourtant, Charlotte a vite regretté son élan de générosité. Alexandra va lui demander de l’argent, c’est sûr ! Se réunir avec des copines pour cancaner ou dire n’importe quoi, elle sait faire. Mais au jour dit, elle sera devant une épreuve gênante. Parler d’argent entre gens d’un certain niveau de revenu, ce n’est pas convenable. Elle va devoir évoquer le sujet avec Alexandra, tout en évaluant sa situation financière sans en avoir l’air.
Charlotte a longuement hésité sur son apparence, puis opté pour un maquillage léger, avec une touche de mascara, un baume sur les lèvres… De toute façon, elle a toujours compté sur la profondeur de son regard pour avoir de la classe, même dans les allées du Monoprix. Et puis, ce n’est pas le jour de sortir le grand jeu. Pourvu qu’Alexandra ait encore les moyens de se farder convenablement ! En effet, nous le souhaitons également.
Absorbée par la lecture d’une suite de textos inintéressants, Charlotte n’a pas entendu arriver Alexandra. Quelle tristesse, cette dernière a passé des baskets ! Certes des baskets de luxe, avec des brillants de partout, mais enfin des baskets tout de même. Et ce n’est pas tout, elle n’a rien trouvé d’autre qu’un jean râpé et un pull gris, décolleté en V. Nous sommes en semaine, mais nous attendions mieux d’Alexandra.
Entre les deux femmes, les cris de joie surjouée se croisent, les joues roses se frôlent et les sourires découvrent des dents parfaitement blanchies par le docteur Octave Pardin, qui s’enrichit grassement grâce à ce snobisme buccal.
On n’en finit plus de se saluer :
– Alexandra, quel plaisir !
− Charlotte, je disais justement à Georges qu’on ne se voit plus assez souvent !
Charlotte ne hèle pas le serveur. Chez elle, on ne hèle pas, on adresse un regard de maître à domestique. Alexandra veut un simple vert d’eau gazeuse, marqué d’une tranche de citron. Une boisson à caractère populaire, ce qui ne rassure pas Charlotte. Nous non plus.
Charlotte a longuement hésité sur la façon d’entamer la conversation. Elle a jugé malvenu de s’inquiéter d’emblée de la santé de Georges.
Pourtant, réfléchissons ensemble : Alexandra ne va-telle pas s’offusquer de sa manière d’éviter le sujet frontalement ?
Trouver une préoccupation commune qui ne mette pas en jeu les capacités financières de l’une ou l’autre n’est pas une mince affaire. Il y a le temps qu’il fait ou qu’il devrait faire bien sûr, mais Charlotte a horreur que la rumeur puisse dire d’elle qu’elle n’a aucune conversation au point d’ennuyer n’importe quel dialogue avec des considérations météorologiques.
Reconnaissons-le : l’enjeu est ardu pour Charlotte. Quel que soit le sujet, on retombe sur des questions de fric : la politique ou les affaires c’est évident ; si l’on parle cinéma ou art contemporain, on va se plaindre des restrictions des subventions ; si la discussion roule sur l’école, ce sera la baisse des budgets scolaires…
Charlotte est de plus en plus mal à l’aise. Elle se souvient des remarques de son époux : lorsqu’une fortune commence à chanceler, la chute complète devient inévitable. Elle a raison : nous connaissons des exemples célèbres dans l’histoire de la finance. Qu’est-ce qui lui a pris de vouloir rencontrer une future pauvre ? Si elle lui ouvre un crédit, elle reviendra à la charge, et ce sera sans fin. Chaque fois, on ne devra pas parler d’argent tout en lui signant un chèque.
Charlotte a trouvé ! Le seul moyen de ne pas aborder le sujet, c’est de ne pas en parler … enfin le moins possible ! C’est simple, encore fallait-il y penser. Nous avons quelques réserves sur cette stratégie, mais laissons le dialogue se dérouler :
Après les préliminaires d’usage, Charlotte se décide :
- Alexandra, avez-vous fixé vos prochaines vacances ?
- Oh ! Tu sais, Georges a vaguement évoqué l’idée de faire le tour du Brésil en 4×4 pour protester contre la déforestation, mais l’an dernier, il voulait porter secours aux petits Irakiens et …on a fini sur la plage de Lesbos ! Alors, tu vois…
- J’ai une magnifique proposition à te faire. Tu es comme moi, tu mènes vie chaotique, surbookée, éreintante… Je te suggère une cure chez les bénédictins. Nous pourrions la faire ensemble. C’est formidable, je t’assure ! On se retrouve soi-même dans la réflexion et le silence. À la sortie, les moines ne sont pas exigeants, on leur donne ce que l’on veut !
Charlotte est ravie de sa trouvaille. Certes, elle n’est pas d’un tempérament à oublier de parler, enfermée au fond d’une cellule monacale, mais au bout de deux jours, elle inventera un mensonge pour s’éclipser. Maurice, son mari, aura eu la bonne idée d’être admis à l’hôpital en urgence absolue, par suite d’un attentat dans sa société… Non, elle évoquera ses ennuis gastriques récurrents, ce sera plus crédible. Nous n’aimons pas les prétextes hypocrites, mais Charlotte n’en a cure, ce ne sera pas la première fois qu’elle en use.
Elle va se débarrasser d’Alexandra et de ses déboires pendant trois semaines. Lorsqu’elle reviendra, Charlotte se débrouillera pour être inaccessible dans sa villa des Bermudes pour toute la saison d’hiver. Maurice aura un besoin impérieux de ce temps de repos. Au printemps prochain, Georges sera probablement ruiné. Alexandra sera obligée de travailler (quelle horreur !) et elle l’aura oubliée. Tout rentrera dans l’ordre.
Pendant qu’elle fomente ce plan de bataille, Alexandra – un peu désarçonnée par la proposition monastique de Charlotte – se penche vers elle avec une mine inquiète et pleine de compassion. Nous l’entendons susurrer avec affection :
- Tu sais, Charlotte, si tu as des problèmes d’argent, tu peux m’en parler !